ACTE PREMIER

Elle a ce don incroyable des enfants de s'agacer sur des détails qui peuvent paraître insignifiants, visiblement chers à leurs yeux. Par exemple, ce fait de dire " pôle " et non " pole " lui fait presque hérisser le poil, lorsqu'on a le malheur de mal le prononcer. En général, elle est relativement pointilleuse sur ce genre de détails, et cela fait partie d'une des choses qui l'irritent au plus haut point. Cela me paraît peu intéressant, et ne mérite pas vraiment mon attention, selon mon point de vue. Non, je ne méprise pas ce côté d'elle. Elle m'impressionne et m'intrigue.

Ce nom étrange qu'elle porte ... Ce n'est pas son véritable nom. J'en suis absolument certain. Lorsqu'on l'appelle, elle ne répond instantanément qu'une fois sur deux. Et j'ai pu vérifier que ce n'es pas dû à une quelconque attitude rêveuse ou à un problème auditif. Autrement, elle répond immédiatement aux autres appels qu'on lui fait. Elle a l'air trop surprise, lorsqu'on l'appelle ainsi. C'était comme si c'était un nom tout neuf qu'on venait de lui octroyer, quelques jours auparavant, et qu'elle n'y était pas encore habituée. C'était comme si ce pseudonyme lui paraissait absurde mais qu'elle devinait qu'on parlait d'elle, aux attitudes des autres.

Alors ... quel est ton secret, Destroya ?

ACTE DEUXIÈME

Ils ne savaient pas nous expliquer comment ils pouvaient en être sûrs, d'où leur venait cette certitude. Ils étaient ancrés dans cette pensée positive et idéaliste : ils reviendront. Je les regardais, désolé pour eux. Nathanaël m'avait demandé d'aller leur parler, de prendre un peu le relais, quoi. Et j'étais là, depuis une heure, après leur avoir amené un petit quelque chose à manger. Ils patientaient. Le petit me disait toujours que c'était une blague entre eux. Qu'ils faisaient souvent ça. J'étais désolé. Désolé de savoir que ce n'était qu'un mensonge, que cela se lisait sur son visage juvénile ... Ils ne devaient pas excéder une lune. Et ils étaient déjà désœuvrés et perdus dans ce monde injuste.

Ils avaient été abandonnés par leurs humains il y avait trois jours de cela, loin de chez eux, afin qu'ils ne retrouvent pas leur chemin. Ils ne parvenaient pas à y croire. Je préférais ne pas les brusquer. Le petit émit un soupir.

« Au fait. Comment tu t'appelles ?
- Monday.
- Ah. Encore un prénom bizarre.
- N'est-ce pas ? Et toi, comment t'appelles-tu ?
- C'est parce que j'ai pas répondu au vieux ? Bon, ok. Moi c'est Thisbé.
- Drôle de prénom également.
- Grec.
- Hein ?
- Thisbé est un personnage mythologique grec. Et ma soeur c'est Eurydice.
- Un dieu grec mytholotruc aussi ?
- Oui. Vous n'avez vraiment aucune culture ...

J'observais le petit d'un air piqué au vif. Je détournais le regard de son visage, agacé. Et il s'enferma à nouveau dans une bulle de solitude. Le lendemain et le sur-lendemain je revins. Ses espoirs s'amenuisaient, je voyais dans ses yeux que la lumière qui l'animait s'éteignait petit à petit. Dans leur grands yeux tristes, cette même question : pourquoi ? Pourquoi ces êtres qu'ils aimaient tant leur avaient fait cela ? Je ne saurais leur répondre. J'essayais à chaque fois de nouer une conversation, mais ils m'ignoraient ou m'envoyaient bouler superbement. Alors, à tout hasard, je balançais une proposition aux deux enfants, sans grand espoir de réponse.

- Vous voulez venir ?
- Où ça ?
- Voir les autres chats.
- Il y a d'autres chats ?

La petite Eurydice semblait intéressée, pendant que Thisbé restait prostré au bord de la route.

- Oui. Nous sommes sept à vivre ensembles. Voulez-vous venir vous reposer avec nous ?
- Nos humains risquent d'arriver d'un moment à l'autre.
- Ils viendront pas, Thisbé.
- Qu'est-ce que t'en sais, Eury' ?
- C'est évident. Tu le sais très bien aussi, Thisbé. C'est ridicule de les attendre là, alors qu'ils nous ont abandonnés.

Thisbé ne répondit rien, mais on voyait qu'il pensait comme sa sœur.

- Bon. Bah, on y va alors. C'est bien pour te faire plaisir, Eury' ...

Il avait du mal à accepter de voir la vérité en face. Je le voyais, mais je n'osais pas essayer de l'épauler, par peur de l'irriter plus encore. Il avait l'air de ces fiers enfants qui détestaient avoir tort ...

- Nathanaël, le vieux chat qui venait vous voir avant moi, viendra vous chercher demain. D'accord ?
- D'accord. On l'attendra ici. »

D'un air entendu, nous hochions la tête en même temps, et je m'en allais d'un pas rapide. Enfin le premier pas que nous attendions depuis un moment déjà ... Il était temps.

ACTE TROISIÈME

Finalement, c'est le vieux qui est venu nous chercher. L'autre, là, Monday, ne s'est pas joint à lui. Je ne sais pas si j'aurais préféré. Il m'avait l'air un peu benêt. Eurydice, pour me rassurer, a décidé de rester près de la route, pour attendre nos maîtres. Je sais qu'on aurait dû échanger nos rôles, après tout, c'est moi qui m’obstinais mais ... Je dois avouer que j'adore le vieux, même si je le dirais jamais à Eury'. Ni à personne d'autre, d'ailleurs. La laisser seule ne me rassure pas du tout. Comme s'il lisait dans mes pensées, le vieux me dit qu'il a envoyé un de ses amis la surveiller.

Se passe un temps sans aucun mot, puis soudain la voix du chat à nouveau. Il me dit d'un air aimable qu'heureusement, il n'était pas de ces chats mal intentionnés, sans quoi, à l'heure qu'il était, ma sœur aurait déjà de graves ennuis. Et qu'il trouvait un peu malheureux que les jeunes ne soient plus aussi méfiants qu'à l'époque. Mais que j'étais bien pardonné à cause de mon jeune âge. Malgré cet argument majeur, je me sentais un peu penaud et bête de donner si facilement ma confiance. Mais ils avaient l'air tellement gentils, on avait tellement besoin de quelqu'un ...

Je ne sais pas à qui il va nous présenter. Il ne m'a même pas dit le nombre et les noms des chats que nous allons voir. Je ne sais rien d'eux. Pourtant je le laisse me guider aveuglément. Je suis soit totalement stupide, soit vraiment désespéré. Je crois que c'est un peu des deux. Aux yeux du vieux, ça a l'air réellement important, de me montrer leur groupe. Nous marchons encore un petit moment, puis nous finissons par parvenir dans un vieux parc abandonné. Pas un seul humain à l'horizon, juste ce parc broussailleux et envahi par la végétation. Les bancs renversés, recouverts de mousse verte, les réverbères encore debout mais ne semblant plus en état de dispenser de la lumière ... Cela me fait un peu peur, je me rapproche du vieux. J'ai oublié son prénom, d'ailleurs. L'autre chat l'avait dit. Il se présente soudain en m'offrant un sourire chaleureux.

« Je me nomme Nathanaël.
- Oh.
- Et toi c'est Thisbé, c'est cela ?
- Les nouvelles vont vite, on dirait ...

Le vieux a un sourire qui répond à ma question.

- Bon. Maintenant, je vais te présenter les miens.
- Euh, je veux pas vous vexer, mais y'a personne.
- Regarde bien ... Ils sont camouflés tout autour de toi. Nous sommes plutôt doués pour nous cacher, sans vouloir me vanter ...

Et en effet, je n'avais pas réussis à les apercevoir. Progressivement, ils sortent. Le vieux a vraiment l'air fier. Et je dois avouer que je suis assez impressionné par leur technique de camouflage ...

- Voici Holiday, Monday - que tu connais déjà -, Doll, Middle et Lollipop, mais appelle-la Lolly.

Les cinq chats forment un cercle autour de nous. Tous me sourient gentiment, mis à part Doll et Middle. Une chose me tracasse cependant. Après maintes hésitations, qui arrachent un sourire moqueur au prénommé Middle - qui ne semble pas vraiment m'apprécier -, je me décide à poser ma question.

- Mais d'où viennent vos prénoms ? Veulent-ils dire quelque chose ?

Les cinq chats ont l'air d'abord surpris par la question, puis ils ont un regard entendu. La plus jeune me répond la première, d'une voix légère et enfantine. Un sourire très discret se dessine sur ses lèvres.

- Doll vient de poupée, en une langue humaine que l'on appelle anglais.
- Lollipop veut dire sucette. C'est dans la même langue que le prénom de Doll, et la sucette est quelque chose de très sucré que les petits humains aiment énormément. Et Monday veut dire lundi. Le lundi est une des sept séparations du temps que les humains appellent semaine.
- Middle, milieu.
- Nathanaël est un nom d'humain.
- Freak peut se traduire par le mot monstre.
- Wolf, loup.

Trois nouveaux arrivants avaient surgi de nulle part. Surpris, je leur souris néanmoins en leur adressant mes salutations. Ils passent alors devant moi ... et m'ignorent superbement ! J'y crois pas ! Non mais, pour qui ils se prennent ?
Nathanaël les accueille avec un grand sourire.

- Freak, Wolf, Destroya ! Je suis heureux de vous voir !
- Bien le bonjour, Nathanaël. Joie partagée.

La femelle qui venait de parler avait eu un sourire charmant et agréable. Elle a l'air très gentille. Sa fourrure est entièrement blanche, et elle semble être la fameuse Destroya. Je me demande bien pourquoi elle ne s'est pas présentée ... Peut-être que son nom est intraduisible ? Que la traduction n'est pas belle ? Elle me dévisage sans la moindre gêne, avec un sourire rassurant qui me donne envie de la prendre pour ma grande sœur. Freak m'observe de la même façon et Wolf semble n'en avoir rien à faire.
Nathanaël éclate soudain de rire devant l'avidité des trois.

- Les enfants, je vous présente Thisbé ! Sa sœur, Eurydice, devrait arriver sous peu de temps, escortée par notre cher Monday. »

Je n'avais même pas remarqué qu'il n'était pas là, lui ! C'est Lollipop qui m'a donné la signification de son prénom. Tient, j'ai déjà retenu tous leurs prénoms ! Attends ... Eurydice ... Les humains ! Je les avais totalement oubliés ... Mais, c'est bizarre, je n'en ai plus rien à cirer, de mes humains. Je me sens bien, ici. Je ne veux pas partir. Et plus particulièrement à cause d'eux. Ces trois chats ont quelque chose qui m'intrigue.
Qui es-tu, Freak ? D'où viens-tu, Wolf ? Que caches-tu, Destroya ?
Pourquoi tant de mystère vous entoure-t-il ?

ACTE QUATRIÈME

Pourquoi s'acharnent-ils tous ? Est-ce si important que cela ? ... Je ne sais pas comment réagir. Je les intrigue, ça c'est sûr. Mais ensuite ? Je suis sûre que l'un ou l'autre ne veulent pas me faire confiance. A cause de quoi ? Qu'est-ce que j'ai fais de mal ? Je les ai blessés ? C'est ce côté mystérieux que j'ai, qui ne leur plaît pas ? Je suis tellement désolée de ne pas pouvoir changer cela ... Je suis tellement désolée ... Tellement ... Désolée ... Ils ne peuvent pas vraiment vivre à nos côtés. Il y a ce fossé entre nous, pourtant je n'ai eu aucun mal à avoir la confiance de beaucoup d'entre eux. Wolf m'a toujours dit que j'avais ce don qu'il ne comprenait pas.

Nathanaël a l'air de beaucoup nous apprécier. Il veut aussi comprendre notre part de mystère. Freak l'aime pas mal aussi, et je l'adore. Comme d'habitude, Wolf s'intègre mal ... Est-ce que c'est ma faute ? Est-ce que je retiens trop l'attention ? Je ne me fais pas assez petite ? Freak me voit paniquer, il m'envoie un regard apaisant. Il faut que je me calme. Je ne peux pas m'angoisser à tout bout de champs, ou j'ennuierais Maman et Wolf. Freak s'en bat les plumes, mais on ne sait jamais ... Ne serait-ce que pour Maman et Wolf.

J'y repense. Ce petit ... Thisbé, je crois ? Il a cet air perdu que nous avions tous les trois. Chaque regard lancé vers ses yeux innocents me rappelle mon passé. Il a cet air désespéré qu'on a tous eu, ici ... Mon passé ... Mon histoire ... Pourquoi j'y repense ? Ça me reprend. Freak me voit perdre le contrôle. J'essaie de me redonner contenance, je n'y parviens pas. Ce chaton rappelle à chacun de nous ce passé sombre, celui dont on croyait avoir tourné la page. Mais chassez-le et il revient au galop ...

* * *

Thisbé est revenu avec sa sœur, la fameuse Eurydice.
Ce petit m'intrigue autant que j'ai l'air de l'intriguer. On fait la paire, non ? Wolf est à la chasse et Destroya a cet air typique de quand elle est plongée dans ses pensées. Lorsqu'on essaye de l'aborder quand elle est dans cette phase, on ne reçoit qu'une phrase sans le moindre sens dans la figure. Et ça en décourage pas mal de lui faire la causette ! Cependant, si je ne viens pas la déranger, elle ne remarquera rien. Je n'en peux plus. C'est le moment ou jamais.

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